D'après article "Dépression : la possibilité d’un futur vaccin ? "Yann Verdo / Journaliste lesechos.fr/*

S’intéressant aux liens entre système immunitaire et maladies mentales, l’immuno-psychiatrie engrange des résultats prometteurs dans la lutte contre la dépression.
Trouble mental le plus répandu dans les sociétés occidentales, étroitement lié à la précarité et à la solitude de la vie moderne, la dépression peut, à bon droit, être qualifié de « mal du siècle » (lire l'encadré). Et pourtant, face à ce fléau dont les ravages vont sans cesse croissant, la recherche en psychiatrie semble faire du surplace. « Depuis la découverte des premiers antidépresseurs, au début des années 1950, les effets secondaires de cette classe de médicaments ont été sensiblement maîtrisés, mais sans ou avec peu de progrès en termes d'efficacité », observe Raphaël Gaillard, professeur de psychiatrie à l'université Paris Descartes et chef de pôle à l'hôpital Sainte-Anne.
La dépression, mal du siècle
A l'échelle planétaire, près de 350 millions de personnes de tous âges souffrent de dépression. Les femmes sont deux fois plus touchées que les hommes.
Les psychiatres estiment qu'une personne sur cinq fera, à un moment ou un autre de sa vie, un épisode dépressif caractérisé.
Les personnes atteintes de dépression grave (comme celles souffrant de schizophrénie) ont de 40 à 60 % plus de risques que la population générale de mourir prématurément, du fait de problèmes de santé physique qui, souvent, ne sont pas soignés, et par suicide. Celui-ci est la deuxième cause de mortalité chez les jeunes à l'échelle mondiale.
La dépression devrait devenir d'ici à 2020 la deuxième cause de mortalité et de handicap dans le monde, estime l'OMS qui en a fait le thème de la prochaine Journée mondiale de la santé, le 7 avril 2017.
Pratiquement toutes les molécules développées par l'industrie pharmaceutique jusqu'ici ont visé à augmenter dans le cerveau le taux d'un seul et unique neurotransmetteur (notamment impliqué dans la régulation de notre horloge biologique interne), la sérotonine. Or les médecins constatent qu'un tiers des malades ne répondent tout simplement pas à cette classe de psychotropes développée et proposée par tous les laboratoires. Et, d'année en année, cette proportion ne diminue pas. « Il semble qu'on soit arrivé au bout de la logique du "tout-sérotonine" », conclut le psychiatre de Sainte-Anne.
Mais les lignes sont peut-être en train de bouger. Car, depuis quelques années, un secteur de la psychiatrie encore très largement méconnu (et sous-financé), l'immuno-psychiatrie, est en train d'accumuler les résultats prometteurs. Les liens entre système immunitaire et maladies psychiatriques à la base de l'immuno-psychiatrie sont connus depuis longtemps. Depuis les travaux précurseurs, en France, du neurobiologiste Robert Dantzer sur la souris, il est désormais quasiment sûr que certaines dépressions sont liées à une réaction de défense immunitaire bien connue : l'inflammation. A ceux que cette relation pourrait étonner, Raphaël Gaillard cite en exemple le cas de la grippe : « Quand celle-ci vous cloue au lit et que l'inflammation est maximale, la personne grippée développe ce que nous appelons un "comportement-maladie" ("sickness behavior" en anglais), qui se caractérise par un certain nombre de symptômes communs avec la dépression : elle n'a plus envie de rien, n'éprouve plus aucun plaisir aux choses qui normalement lui en procurent, est globalement ralentie, etc. »
Bientôt un vaccin ?
Pendant longtemps, ce lien entre inflammation et dépression est resté ignoré, car l'inflammation dont il s'agit ici n'a rien à voir avec celle, courte mais spectaculaire, de la grippe : il s'agit d'une inflammation de très faible intensité - les spécialistes disent « de bas grade » -, peu virulente donc, mais persistante (elle peut durer toute une vie, avec des pics et des creux). Il a fallu attendre que l'on soit capable de la détecter, par exemple en mesurant de très fines variations de ce marqueur de l'inflammation qu'est la protéine C réactive (ou CRP), pour pouvoir bâtir des hypothèses solides. Les récentes avancées techniques ont rendu cela possible, et les processus biochimiques à la base de l'association inflammation-dépression sont de mieux en mieux connus. Or - et c'est bien là que se situe l'espoir pour les dépressifs que ne soulagent pas les antidépresseurs habituels -, ces processus biochimiques ne portent pas sur la sérotonine, ni sur aucun autre neurotransmetteur.
Plutôt qu'aux neurones, qui en constituent le « processeur », l'immuno-psychiatrie s'intéresse au « système de sécurité » du cerveau, c'est-à-dire à ses cellules immunitaires. Dans une étude récente publiée dans « Molecular Psychiatry », Raphaël Gaillard et son équipe, dont les travaux sont soutenus par la Fondation Pierre Deniker et par le fonds Entreprendre pour aider, se sont intéressés à la mastocytose, une maladie orpheline qui consiste en la prolifération de cellules immunitaires jouant un rôle important dans l'allergie, les mastocytes.
Une étude précédente avait montré que 50 % des malades de la mastocytose souffrent également de dépression. Ce n'est nullement un hasard. L'article de « Molecular Psychiatry » établit clairement le lien entre l'hyperactivité des mastocytes et les symptômes dépressifs en mettant en évidence, chez les malades présentant ces symptômes, un taux élevé d'acide quinolinique, un composé organique neurotoxique. Il a également été montré que si l'on administrait à ces patients de la kétamine, un anesthésique diminuant les effets délétères de l'acide quinolinique sur le cerveau, les symptômes dépressifs s'estompaient.
Ce n'est là qu'un exemple des nombreux processus biochimiques pouvant expliquer les « dépressions inflammatoires ». Parmi les cellules du système immunitaire auxquelles s'intéressent de près les psychiatres figurent les cytokines. Ce sont les messagères du système immunitaire, certaines servant à déclencher l'alarme qui conduira à l'inflammation (cytokines pro-inflammatoires), d'autres à stopper cette même alarme (cytokines anti-inflammatoires). Il en existe quatre sortes principales : l'interféron, le facteur de nécrose tumorale ou TNF, l'interleukine 1 béta (IL1 béta) et l'interleukine 6 (IL6). Une méta-analyse parue le mois dernier dans « Acta Psychiatrica Scandinavica » a repassé au peigne fin toutes les études existantes au sujet de l'IL1 béta, qui est le premier signal déclencheur de l'inflammation au niveau cérébral. Ses conclusions ne laissent aucun doute : il existe des liens très étroits entre des taux augmentés d'IL1 dans le sang et le déclenchement d'une dépression.
Traquer les traces d'une éventuelle inflammation de bas grade chez les dépressifs venant consulter un psychiatre ne constitue pas encore un examen de routine, mais on peut espérer que ce sera le cas dans un proche avenir. Tout comme on peut espérer que de nombreux médicaments connus - à commencer par de simples anti-inflammatoires tels que l'aspirine, mais aussi des anticorps anticytokines - se verront délivrer une autorisation de mise sur le marché pour le traitement de la dépression. En attendant le jour où sera développé un premier vaccin préventif contre la dépression - une idée récemment émise par Robert Dantzer lui-même -, tout ou partie des 30 % de laissés-pour-compte de cette terrible maladie pourraient bientôt connaître à leur tour un soulagement à leurs maux.
Immuno-psychiatrie : schizophrènes, bipolaires et autistes sont aussi concernés
La dépression n'est pas la seule maladie psychiatrique pour laquelle des liens étroits avec l'activité du système immunitaire et une éventuelle inflammation sont suspectés. A la Fondation FondaMental que dirige Marion Leboyer, responsable du pôle de psychiatrie et d'addictologie à l'hôpital Henri-Mondor de Créteil, ces liens sont étudiés dans le cas de la schizophrénie, des troubles bipolaires et de l'autisme. « Ces maladies ne sont plus considérées comme étant exclusivement des maladies mentales, souligne Marion Leboyer. Les patients qui en souffrent développent souvent des pathologies associées. » Les statistiques montrent par exemple que, alors que 10 % de la population générale souffre d'un syndrome métabolique (obésité, hypertension, diabète, maladies cardiovasculaires, etc.), cette proportion passe à 20 % chez les bipolaires et 30 % chez les schizophrènes. Or, explique la psychiatre de l'hôpital Henri-Mondor, l'inflammation entraînant une grande variété d'anomalies biologiques (dans le cerveau, mais pas seulement), il est plus que probable qu'elle joue un rôle dans ces pathologies associées à la pathologie principale, qu'il s'agisse de troubles métaboliques ou de maladies auto-immunes.
Yann Verdo