vendredi 4 novembre 2016

Cyber-harcèlement : "L’ado vit une humiliation absolue, il veut mourir" , Dr Frédéric Kochman, pédopsychiatre et médecin-coordinateur de la clinique Lautréamont (Lille)



Cyber-harcèlement : "L’ado vit une humiliation absolue, il veut mourir"
10% des jeunes au collège sont victimes de harcèlement.

7% des collégiens sont sévèrement harcelés et cyber-harcelés au point, pour certains, de vouloir mourir. Entretien avec Frédéric Kochman, pédopsychiatre.

Caroline BrizardPublié le 03 novembre 2016 tempsreel.nouvelobs.com*
·  Dr Frédéric Kochman, pédopsychiatre et médecin-coordinateur de la clinique Lautréamont (Lille), qui accueille notamment des adolescents victimes de cyber-harcèlement.

Quel est le profil de ces adolescents ?
- Nous suivons des adolescents qui vivent des situations gravissimes. Une patiente, qui a fait une tentative de suicide, est en état de stress post-traumatique, un trouble identifié par la psychiatrie de guerre, quand la personne a vécu un risque vital. Il se caractérise par une souffrance très aiguë, avec des réminiscences, des flashs, durant lesquels l’on revit les moments où l’on se voit mourir. Il y a un avant et un après. Les jeunes victimes de cyber-harcèlement disent : "J’ai peur que cela revienne" ; "je me réveille toutes les nuits en hurlant". Ils revivent quotidiennement des situations de stress qui ont duré un ou deux ans.

En quoi le cyber-harcèlement a-t-il changé la donne ?
- On estime que 10% des jeunes au collège sont victimes de harcèlement. Avant, on pouvait se réfugier chez soi, comme dans un château fort. Mais aujourd’hui, la personne harcelée à l’école continue d’être poursuivie chez elle. 24 heures sur 24, elle reçoit des menaces, le plus souvent anonymes, car le harceleur n’a généralement pas le courage de ses opinions, sur Twitter, Facebook, Snapchat, Instagram… Les réseaux sociaux sont une puissance caisse de résonance chez les jeunes. Ce sont des photomontages qui ridiculisent la personne, avec 112 "like" et des commentaires moqueurs ou humiliants, des messages du genre : "Tu n’as qu’à te suicider, bon débarras !" L’adolescent vit une humiliation collective, absolue, et il veut mourir.  

Dans notre service, une autre jeune fille de 13 ans a été mise en confiance par un prédateur harceleur. Il la convainc de se déshabiller, la filme par webcam, et balance cela par MMS à tout le collège. Elle a été sauvée de la pendaison in extremis. Une autre jeune fille a montré ses seins à son petit ami, qui a envoyé la photo à tous ses copains du collège. Le lendemain, elle a été accueillie dans la cour par une centaine de personnes qui montraient leur portable avec la photo, et un grand rire collectif. Elle s’est sentie détruite.
Comment expliquer ce rôle des réseaux sociaux ?
- Tous les jeunes sont connectés, ou presque. 98% des élèves de quatrième ont un smartphone. Les réseaux sont primordiaux dans leur développement psychique. L’adolescent va les utiliser pour tester comment il est aimé, combien il est aimé. Il se met en scène. Il est "OKLM", au calme. Sur son mur, la jeune fille prend des poses à la Kim Kardashian, elle se construit une image de star. Ils mettent en scène une vie de rêve, désirable, qui les rassure. Mais quand ce réseau s’inverse, qu’il devient source de blessure, d’humiliation et de moquerie, c’est leur tuyau d’oxygène qui se bouche.
Les victimes sont-elles surtout des jeunes filles ?
- Deux tiers des victimes sont des collégiennes entre 12 et 14 ans, des jeunes filles fragiles qui débutent leur adolescence. Cela arrive au pire moment. Mais des garçons aussi sont touchés. Ils ont une caractéristique physique qui attire les moqueries : en surpoids, ou plus petit, plus malingre, ils portent un appareil dentaire, ou ont des boutons…
Qui sont les cyber-harceleurs ?
- Il existe deux " modèles " : le prédateur masculin, le "lion", qui recherche la gazelle vulnérable pour le repas du soir, peut avoir été un garçon victime de harcèlement, ex-enfant roi, à qui on a fixé peu de limites, et éprouve peu d’empathie et de compassion. Et pour poursuivre la métaphore, la bande de tigresses, qui opèrent en groupe. Trois copines narquoises et dominatrices s’attaquent à une seule, à une petite jeune plus faible, peut-être parce qu’elle est hyper timide ou hyper émotive. Ou parce qu’elle a déjà connu une telle situation.

Une étude canadienne montre en effet que beaucoup de jeunes harcelés ont déjà été harcelés dans leur enfance, ou ont été victimes de maltraitance. Comme si les harceleurs repéraient la gazelle déjà blessée. On parle d’une communication analogique, tout ce qui ne se dit pas par les mots, qui passe dans la communication non verbale. Le cyber-harcèlement vient réveiller, "ré-enflammer" un traumatisme de l’enfance que le jeune avait tu.  
Quels sont les signes du cyber-harcèlement ?
- Le maître symptôme est le refus scolaire anxieux. "Je ne peux plus aller en cours" : l’adolescent se tord de douleur le matin, il lui est impossible de retourner vers ses prédateurs. Mais des signes plus progressifs, tels la chute des résultats scolaires, le retrait, la somatisation, voire une perte de poids, doivent alerter. Nous avons soigné une jeune fille de 13 ans qui avait perdu 28 kg en un an. On se moquait d’elle parce qu’elle était trop grosse, et elle avait arrêté de manger.
On estime qu’un élève sur 10 est victime de harcèlement. Beaucoup vont se défendre de façon appropriée et développer des habiletés sociales qui leur seront utiles plus tard dans la vie. Mais quand la confiance en soi, la sécurité affective, toutes ces ressources personnelles manquent, les patients entrent dans une situation de souffrance psychique qui peut conduire au drame. Entre 600 et 1000 jeunes se suicident chaque année, dont 60 jeunes pour harcèlement scolaire. Et ce chiffre est largement sous-évalué.

Quels conseils donner à l’entourage pour prévenir ces mises en danger ?   
- L’écoute et le dialogue, avant tout. Le harcèlement et le cyber-harcèlement devraient être abordés dans toutes les familles. J’invite les parents à se mettre en position "basse" pour laisser l’enfant s’exprimer : "J’ai lu un article à ce sujet", "ça t’est déjà arrivé ?"… L’écoute est essentielle. La mère sent que sa fille est plus éteinte, elle va la voir dans sa chambre le soir pour en parler…
Mais souvent, les jeunes harcelés n’osent pas en parler. Ils ont peur que leur mère leur confisque leur portable, ou qu’il y ait des représailles pires que le mal. Ils ont peur parce qu’ils ont reçu des menaces de mort dans l'hypothèse où ils ouvriraient la bouche. Ou ils ont peur de se faire engueuler ! Celle qui a dû se déshabiller devant la webcam avait déjà fait des photos avec le même prédateur, et c’est lui qui l’a menacée d’envoyer ces photos sur Twitter et les réseaux si elle ne s’exécutait pas.
Ce n’est pas tout. Quand le jeune a 13-14 ans, la famille est souvent à la peine. C’est le moment des orages conjugaux. Les parents ont entre 35 et 40 ans, un âge où l’on observe des pics de séparation. Ils sont dans leur histoire, ils ont moins le temps de s’occuper de leur enfant, et de voir éventuellement qu’il va mal. Une étude américaine a montré que l’on passe 7 minutes par jour de temps de présence effective – et affective - en moyenne avec son enfant.
Les parents sont donc souvent les dernières personnes à prendre conscience de la dépression de leur enfant, par un déni plus ou moins conscient, parce que la reconnaître serait accepter leur défaillance en tant que parent, et que cette idée est insupportable. Ils ont tendance à mettre tous les signes alarmants - elle s’enferme dans sa chambre, elle ne veut plus voir personne… dans un grand fourre-tout, la crise d’ado.
Et à l’école ?
- Le déni est aussi souvent la règle. Dans d’autres pays d’Europe, des programmes anti-harcèlement comme OLWEUS, un programme norvégien qui a 20 ans, sont utilisés en Norvège, en Suède, en Allemagne, ou encore en Grande-Bretagne. Les collèges qui l’ont mis en place ont divisé de 50% de cas de harcèlement. Il est inconvenant qu’il ne soit pas utilisé en France.
Outre la prévention, il faut un rappel à la loi, peut-être dans le cadre du B2i, le Brevet informatique et internet : les menaces sont passibles de grosses amendes. Ceux qui "likent" des menaces sur les réseaux sociaux sont considérés comme complices. Il faut que les gens sachent qu’ils risquent gros, même mineurs.    

Le clip de la campagne 2016 du ministère de l’Éducation nationale pour agir contre le harcèlement à l’école.

Comment soignez-vous ces jeunes victimes de cyber-harcèlement dans votre clinique ?
- L’adolescent reste en moyenne 15 jours chez nous. Nous commençons par soigner sa souffrance physique, et faire en sorte que le harcèlement ne se reproduise pas. Nous utilisons de nouvelles thérapies, comme l’EMDR [Eye Movement Desensitization and Reprocessing, NDLR], dont les résultats sont spectaculaires. Elle consiste à retrouver le traumatisme scolaire et à le désaffectiver. L’EMDR leur permet de cicatriser cette souffrance psychique. Nous avons des guérisons en une seule séance. Mais nous utilisons aussi l’hypnose, la méditation en pleine conscience pour réapprendre à prendre de la distance et à gérer le stress, le yoga. On soigne moins par les mots que par des approches psycho-corporelles. Et quand c’est nécessaire, on propose des traitements médicamenteux.
Mais nous travaillons dans trois directions à la fois : l’adolescent, les parents et l’école. Faire en sorte que les parents redeviennent les protecteurs de leur enfant, et qu’ils s’engagent à bouger les choses, à provoquer des rendez-vous avec le principal. Et du côté de l’école, travailler pour que la victime puisse être entendue et défendue, que les harceleurs passent en conseil de discipline. Changer le jeune d’école est rarement efficace. Le harcèlement le suit via les réseaux sociaux. Il vaut mieux proposer à l’établissement des programmes qui ont fait leur preuve dans les pays étrangers.
Le jeune doit être en capacité de se défendre, de connaître les textes de loi. Par exemple, il faut garder toutes les preuves du cyber-harcèlement. Quand on reçoit un SMS, il faut prendre une photo du SMS. Nous avons une des cyber-polices les plus puissantes du monde. En cinq minutes, elle peut savoir qui a envoyé le SMS en question. Il faut dire aux jeunes de se rendre au commissariat, de montrer les SMS, de demander : "Qu’est-ce-que je peux faire ?" Il m’arrive d’envoyer une information signalisante au procureur de la République, j’écris sous la dictée du jeune qui fait sa déclaration. Le procureur reçoit mon fax, et délègue à la brigade des mineurs le soin de retrouver le harceleur, et de le mettre en garde à vue. Il s’agit de montrer au jeune qu’il y a des solutions, qu’il existe des sorties du labyrinthe.
Propos recueillis par Caroline Brizard
Que faire en cas de harcèlement ?

Lorsque l'on est victime : en parler à un adulte : professeur, animateur, parents... Ne pas tenter de résoudre le problème par la violence.
Une numéro vert est disponible :
N° VERT « NON AU HARCÈLEMENT» : 3020
Ouvert du lundi au vendredi de 9h à 18h (sauf les jours fériés)
Si le harcèlement a lieu sur internet :
N° VERT « NET ÉCOUTE » : 0800 200 000  / educnat@netecoute.fr
Gratuit, anonyme, confidentiel et ouvert du lundi au vendredi de 9h à 19. Au-delà de l’écoute et du conseil, Net Ecoute peut vous aider au retrait d’images ou de propos blessants, voire de comptes le cas échéant.


Caroline Brizard  Journaliste