samedi 29 octobre 2016

RAPPEL POINT DE VUE SOCIOLOGIQUE "Raison statistique et raison sociologique chez Maurice Halbwachs"

Extraits de "Raison statistique et raison sociologique chez Maurice Halbwachs"
par Olivier Martin
Université Paris V – CERLIS 12, rue Cujas – F-75230 Paris Cedex 05 E-mail : olmartin.at.citi2.fr
Pages 69 - 101
Revue d'Histoire des Sciences Humaines
1999/1 (no 1)
Éditeur : Ed. Sc. Humaines


extraits
"C’est ce qu’il exprime dans cet extrait de sa conclusion des Causes du suicide : « les statistiques nous indiquent combien il y a eu de suicides dans un groupe. Mais elle ne nous font pas connaître à quel ordre de faits sociaux, domestiques, religieux, politiques, économiques chaque catégorie d’entre eux se rattachent. Un ensemble de suicides est donc une donnée très complexe qu’on ne peut mettre en rapport qu’avec un ensemble complexe d’influences » [27][27] Halbwachs, 1930, 492.. Il reprend cette idée sans rien en changer en 1938, dans Morphologie sociale : « Les statistiques en elles-mêmes ne peuvent rien apprendre sur la nature des faits mais seulement faire apparaître leurs variations notables ». En d’autres termes, peut-être de façon plus radicale, l’analyse statistique ne constitue pas une véritable analyse sociologique : le chercheur ne peut en aucune manière croire conduire un raisonnement sociologique en réalisant des analyses statistiques. « Les méthodes statistiques en sociologie quantitative […] ne nous apportent pas des théories, mais des instruments d’observation et de comparaison, à la fois précis et objectifs » [28][28] Halbwachs, 1944 (1935), 127-128.. Ces méthodes viennent à l’appui de la recherche positive mais ne s’y substitue pas : Halbwachs refuse aux statistiques et aux mathématiques un pouvoir explicatif ou compréhensif. Elles ne constituent à ces yeux que des techniques, venant soutenir le sociologue : « En science sociale, c’est en adaptant la statistique mathématique aux problèmes que pose la recherche positive, en lui demandant surtout les moyens d’obtenir plus de précision dans nos mesures, et des moyens d’expression plus exacts, que nous aurons chance de progresser un peu » [29][29] Ibid., 134.. Elles ne sauraient se substituer au travail d’analyse et d’interprétation du sociologue puisque, « quant aux explications, il y a tout lieu de penser qu’elles ne sauraient être du type mathématique » [30][30] Ibid.. Le rôle assigné par Halbwachs à la statistique est donc modeste ; même s’il est réel et indispensable."...


...". Et s’il corrige, comme nous le savons, le travail de Durkheim sur le point essentiel du rôle de la religion dans les suicides, ce n’est peut-être pas tant pour rectifier une erreur factuelle, que pour montrer que la conclusion à laquelle aboutissait Durkheim en 1897 était plus ambiguë, plus ténue, que celui-ci ne voulait le croire. « Que les diverses confessions religieuses produisent, comme telles, plus ou moins de suicides, c’est une des conclusions de l’étude entreprise par Durkheim qui impressionnent le plus mais c’est peut-être aussi la plus discutable » [61][61] Ibid., 492.. En effet, selon lui, « un ensemble de suicides est une donnée très complexe qu’on ne peut mettre en rapport qu’avec un ensemble complexe de causes. C’est ce qu’on l’on tend à appeler aujourd’hui un fait de sociologie totale, qui s’explique non point simplement par un facteur, mais par un système d’influences. Ces ensembles complexes de facteurs et de circonstances, ce peuvent être des régions, des régions définies non pas du point de vue géographique mais comme des zones de civilisation » [62][62] Ibid.."...

..."Le recours à des données quantitatives n’a toutefois pas pour objectif de quantifier les niveaux de vie ou les causes de suicide : il s’agit simplement d’avoir des indicateurs objectifs pour saisir qualitativement, c’est-à-dire dans leurs formes et structures, les différents niveaux ou modes de vie. Le recours à des données quantitatives ne permet pas de connaître la « nature » des événements sociaux mais simplement « une matière pour la réflexion ; matière en tant que trace directe et immédiatement quantifiée » [101][101] Alexandre, 1940-1948, 5. de ces événements. À un second niveau pratique, les statistiques sur les « faits de population » lui permettent de saisir le cadre démographique général de la vie sociale : il ne les étudient pas, comme nous l’avons déjà signalé, pour eux-mêmes mais seulement dans le but de saisir les contraintes « matérielles » pesant sur la vie sociale."

..." Il reconnaît par exemple, dans son étude du suicide, qu’il est impossible d’étudier séparément l’influence de la religion et celle des facteurs comme la situation domestique, politique, économique ou géographique. Chaque pas qu’il fait en direction d’une décomposition des causes, est contrebalancé par un propos théorique estimant que ce pas peut l’amener trop loin, c’est-à-dire l’éloigner de la réalité sociale et lui faire construire des mondes abstraits, fictifs. Balancé entre son désir d’identifier les causes sociales et sa crainte que cette identification le conduise à décomposer artificiellement la réalité sociale, Halbwachs est parfois gêné : sa pensée lui interdit de faire ce que les outils statistiques lui autorisent. Saisir le tout en le décomposant, sans prétendre réduire ce tout à ces seuls éléments, est chose impossible. S’il n’est pas totalement paralysé, il est parfaitement conscient de cette contrainte : « il n’est pas possible, jusqu’à présent, d’isoler le facteur religieux et de mesurer son action. C’est un problème qui demeure posé, et l’on n’entrevoit même pas comment on pourrait le résoudre » [107][107] Halbwachs, 1930, 8.. En somme, tout en attribuant un rôle technique central à la science statistique, il refuse de donner trop de pouvoir à cette technique : ne pas utiliser la statistique c’est ne pas se donner les moyens de saisir le collectif et d’étudier positivement la société ; utiliser la statistique c’est risquer de mener des analyses artificielles, éloignées de la réalité, en se laissant absorber par une logique toute mathématique. Sa position est donc délicate : faire appel à la statistique pour étudier des faits sociaux, sans réduire ces derniers à de simples « événements statistiques » (c’est-à-dire saisis individuellement, comparés puis assimilés). "

Halbwachs M., 1930, Les causes du suicide, Paris, Félix Alcan.

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